Une entrevue de Clément Detellier et Émile Godin
L’histoire du Canada est parsemée de livres et d’auteurs influents. Lawrence Hill, l’auteur de « Aminata » a définitivement su laisser sa marque dans la littérature canadienne. Dans le cadre du Salon du livre de Montréal (2024), nous sommes allés l’interviewer. Nous l’avons questionné sur son processus créatif, sur Aminata, sur des sujets d’actualités et sur son roman le plus récent.
Q1 : Comment trouvez -vous vos idées et votre inspiration?
Réponse: Les idées me viennent facilement. Pour moi, le défi est plutôt d’en trouver une qui me fascine pour que je puisse passer plusieurs années à l’explorer. Par rapport à l’inspiration, je trouve ce concept plutôt idéaliste. Il faut se forcer à s’assoir pour écrire si on veut que les idées viennent et au fil du temps, ça commence à rouler de plus en plus vite. C’est comme n’importe quelle autre discipline : si tu voulais devenir violoniste, mais que tu ne te pratiquais jamais, tu ne saurais jamais vraiment jouer du violon. C’est la même chose avec l’écriture. Il faut le faire. Même si tu n’es pas inspiré.
Q2 : Quel est votre avis sur les auteurs qui utilisent de l’intelligence artificielle pour trouver des idées?
Réponse: J’ai 67 ans et j’ai les idées qui viennent avec mon âge. Je suis donc nullement intéressé dans l’idée d’utiliser l’intelligence d’une autre personne ou d’une autre machine. Je suis romancier parce que j’aime travailler seul. J’aime que mes erreurs soient mes erreurs et que mes victoires soient mes victoires. J’aime explorer mon imagination et être le plus unique possible. Je n’ai donc aucune envie de travailler avec autrui. Humain ou automate. Comme outil de recherche, je pense que ça pourrait être intéressant, mais comme outil de création, non merci.
Q3 : Nous allons maintenant parler de votre roman le plus influent : Aminata. C’est un roman très dur qui aborde des thèmes assez sensibles. Pensez-vous qu’il devrait être enseigné dans les écoles?
Réponse: Tout d’abord, je pense qu’un étudiant qui lit Aminata devrait avoir au moins 15-16 ans. La littérature n’est pas censée être un simple massage qui vous procure du plaisir. Parfois, elle brasse et présente des histoires pénibles. Pensez au journal d’Anne Frank. Je ne crois pas qu’un adulte sensé soit capable d’argumenter que ce roman devrait être interdit à la jeunesse puisqu’il parle de l’holocauste. Selon moi, il est quelque peu ridicule d’interdire aux jeunes des lectures difficiles. Ces mêmes jeunes vont bientôt devoir conduire, opérer des chirurgies et même diriger le maudit pays! Pourquoi ne pourraient-ils pas lire de la littérature qui exige un effort ou qui trouble le cerveau? Je trouve qu’on sous-estime trop souvent l’intelligence des jeunes. Donc oui je pense que le roman est acceptable.
Q4 : Le titre français du roman Aminata n’est pas le même que celui dans sa version originale. Pouvez-vous nous expliquer cette décision?
Réponse: Le titre anglais du roman, « The book of negroes », tire ses origines dans un document tenu par les forces britanniques durant la révolution américaine. Vers la fin de la guerre, 3000 personnes noires ont quitté New York pour trouver leur liberté en Nouvelle-Écosse, mais avant de procéder, elles devaient être inscrites dans ce registre. J’ai donc nommé mon livre ainsi pour propager cette histoire assez méconnue. Quand il est venu le temps de traduire le titre, c’est moi qui ai proposé le titre « Aminata » pour trois raisons. Tout d’abord, dans la littérature francophone, il est courant de nommer son roman après le nom de son protagoniste. Pensez à Émile Zola et à « Nana » par exemple. J’ai donc nommé mon livre après son personnage principal en honneur à cette tradition. Ensuite, le mot « negroes » se traduit mal en français. Ce mot n’a pas la même signification que l’autre « mot en N » qui lui, est une insulte envers les personnes noires, et, malheureusement, « le mot en N » francophone n’a pas cette nuance. Finalement le mot « book » dans le titre fait allusion au livre de l’exode dans la bible et peut aussi prendre le sens de « registre ». Ces deux mots étant difficiles à bien traduire, j’ai pris la décision de changer le titre de mon livre.
Q5 : D’où vous est venue l’idée d’écrire Aminata?
Réponse: Mes parents étaient des intellectuels, mon père était un noir américain, ma mère une blanche. Les deux travaillaient dans les droits de la personne à Toronto lorsque je grandissais. Alors, mon père avait un livre chez lui qui parlait des soi-disant loyalistes noirs qui avaient quitté la ville de New York pour la Nouvelle-Écosse et qui ont quitté la Nouvelle-Écosse pour aller créer une colonie au Sierra Leone en Afrique de l’Ouest. Alors, en lisant ce livre d’histoire […], j’ai commencé à cogiter, à imaginer un roman à propos d’une femme qui serait enlevée de son pays continental, de son pays d’origine en Afrique, séquestrée et mise en esclavage aux États-Unis pour ensuite se retrouver à New York puis en Nouvelle-Écosse et voyager un peu partout dans le monde au XVIIIe siècle. Alors, l’idée a trouvé ses origines lorsque j’ai lu un livre d’Histoire dans les rayons de mon père quand j’étais plus jeune.
Q6 : Quel est votre avis sur la récente montée de l’extrême droite dans la sphère politique?
Réponse: Je pense qu’il est plus facile de vendre la haine que l’amour. Il est plus facile de gagner des votes et de persuader des excités, de faire peur aux gens que de les aimer et de faire appel à leurs meilleures émotions, à leurs sentiments plus nobles. Plus facile d’exciter le diable que l’ange chez nous et je trouve que ça s’explique en regardant le résultat de l’élection américaine et ça pourrait aussi s’expliquer en constatant l’essor du parti politique conservateur au Canada. La haine, l’intolérance, la haine envers les réfugiés, la haine envers les noirs, le refus même de lire ou de donner aux jeunes la littérature qui examine la question du racisme, de la justice; malheureusement, on constate la montée de ces pensées haineuses. Je pense qu’on vit à travers des cycles et je dois espérer que tôt ou tard, on sortira de ce cycle et on se trouvera du nouveau dans une période plus tolérante et plus accueillante. Mais malheureusement, il est plus facile de faire appel à la haine qu’à l’amour.
Q7 : Parlez-nous de votre nouveau roman.
Réponse: Oui, le dernier livre qui s’appelle Beatrice and Croc Harry en anglais, traduit par Stanley Paillant* c’est « Béatrice et croc Harry ». Il s’agit d’une sorte de fable. Il s’agit d’une fille qui est perdue dans une forêt où sa mémoire a été effacée, complètement. Elle ne sait même pas son nom de famille, elle ne sait pas si elle a un père ou une mère ou d’où elle vient. Puis elle a été comme excommunié de la race humaine, elle se trouve dans une forêt où il n’y a pas d’autres êtres humains. Et elle est tellement isolée et sa mémoire a été tellement effacée qu’elle ne sait même pas qu’elle est noire. Et qu’est-ce que ça veut dire être noir quand on est seul dans une forêt sans autres humains? Est-ce qu’on est noir? Est-ce que ça influence notre personne? Qu’est-ce que ça veut dire exactement l’identité raciale? Alors ce roman explore l’intérieur, le voyage émotionnel d’une jeune fille qui se réveille dans une forêt après avoir été excommuniée de la race humaine. Il y a des crocodiles autour et d’autres animaux avec lesquels elle peut communiquer. Mlle doit transiger avec un prédateur, un crocodile, qui a aussi un vocabulaire immense er qui tente de la séduire avec ses beaux mots. Est-ce qu’il s’agit d’un ami ou est-ce qu’il s’agit d’un prédateur? Alors, c’est un roman qui explore un peu l’essor de l’identité raciale, la recherche de son chez-soi lorsqu’on a effectivement été banni de la civilisation.
Q8 : Comment avez-vous ressenti dans votre processus d’écriture que vous travailliez pour un public plus jeune qu’à l’habitude?
Réponse: Normalement j’écris pour adulte. J’ai onze livres et avec « Béatrice et croc Harry » c’est la première fois que j’écris les lecteurs plus jeunes. Cependant, je trouve que c’est un roman qui devrait aussi toucher un adulte. Moi ça m’a touché de l’écrire. J’ai vraiment mis mon cœur et mon intelligence là-dedans. Je trouve qu’il y a une ligne arbitraire et un peu fausse entre littérature pour jeune et littérature pour adulte. Lorsque j’avais quatorze ans, je lisais des livres pour adulte. Maintenant, à soixante-sept ans, je lis toujours des livres pour enfants. Alors qu’est-ce que ça veut dire exactement? Par exemple, « Le petit prince », est-ce qu’il s’agit d’un livre pour adulte ou pour enfant? Je trouve qu’il s’agit d’un livre pour les deux marchés. J’ai voulu juste écrire le livre que j’avais au cœur et inventer une histoire à propos d’une jeune fille qui est perdue comme ça et qui doit transiger avec un crocodile qui est à la fois vorace et aussi très porté à parler. Alors, ça m’a beaucoup amusé. Ça m’a permis aussi d’introduire un peu plus d’humour dans un roman et de jouer, d’être plus flexible avec ma position de narrateur.
Q9 : Pouvez-vous nous parler de vos visites auprès des jeunes incarcérés?
Réponse: Depuis quinze ans je vais dans les prisons environ deux ou trois fois par année, pour femme ou pour homme, parfois pour des personnes autochtones aussi. Ce sont généralement des prisons fédérales, des prisonniers qui sont incarcérés pour plus de deux ans. Quand on est incarcéré longtemps et qu’on se comporte bien, on a le droit de faire partie d’un club de lecture. Alors moi je vais parler aux gens dans les clubs de lecture dans les prisons partout au Canada. J’ai même été dans une prison pour femmes à Joliette, au Québec, et elles ont lu Aminata. Alors je me suis rendu pour parler aux femmes à propos d’Aminata. Mais il y a treize ans, j’ai été invité à passer un trimestre scolaire avec des jeunes qui étaient incarcérés dans un village pas loin de Toronto. Ils ne voulaient pas lire, mais ils pouvaient lire. Ils trouvaient que ce n’était pas masculin. Pourquoi lire? J’aimerais mieux être musclé… Alors ils n’avaient nullement envie de lire. J’ai trouvé que afin de les inspirer de les exciter, tout d’abord il fallait que je mange avec eux et qu’on placote en prenant le lunch. Deuxièmement, j’ai commencé à leur poser des questions. Mais qu’est-ce qui t’intéresse? Ben moi je m’intéresse à l’histoire de l’Irlande. Moi je m’intéresse à l’histoire des relations difficiles entre père et fils ou je ne sais pas trop quoi. Alors une fois que j’avais pu apprendre l’intérêt d’un jeune prisonnier, j’allais chercher un livre qui touchait ce sujet, je l’achetais et je le donnais au prisonnier. Voici, c’est le tien, tu peux le lire. Et ça excitait beaucoup. Les jeunes aimaient beaucoup recevoir des cadeaux comme ça et placoter avec moi quand on mangeait ensemble. Tout ce dont ils avaient vraiment besoin était de l’attention, de la conversation d’un homme qui était intéressé aussi aux livres et à la littérature, qui pouvait parler de sa joie de jouer avec des mots, de parler ou d’écrire et qui était intéressé à leurs intérêts. Et alors, si quelqu’un était intéressé aux montagnes, je pouvais aller lui acheter un livre qui touche les montagnes, ou l’histoire de l’Irlande ou je ne sais pas trop quoi. Alors vraiment tout ce qu’il leur fallait était de l’attention, de l’intérêt, et de l’amour aussi.